Des bombardements en série, des coupures électriques à répétition, un personnel sous pression… La centrale de Zaporijjia, située dans le sud de l’Ukraine et occupée par l’armée russe, vit sous la menace constante d’une catastrophe nucléaire. Alors que plus d’une dizaine de « puissantes explosions » s’y sont produites, samedi 19 et dimanche 20 novembre, quel est aujourd’hui l’état de la centrale ? La France serait-elle prête en cas d’accident nucléaire majeur en Ukraine ? On fait le point.
« Qui que ce soit, arrêtez cette folie ! » Lundi 21 novembre, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), Rafael Grossi, a haussé le ton sur le plateau de BFMTV , exhortant Russes et Ukrainiens de cesser immédiatement les bombardements autour de la centrale nucléaire de Zaporijia, dont les deux parties s’accusent mutuellement depuis des mois.
Car après une première frayeur lors de la prise du site par Moscou le 4 mars dernier, les combats récents autour de cette centrale à la silhouette imposante, la plus grande d’Europe, ont une fois encore ravivé les souvenirs douloureux de la catastrophe de Tchernobyl, survenue en Ukraine le 26 avril 1986.
« Pas d’augmentation de la radioactivité ambiante sur le site »
Trente-six ans plus tard, l’Europe vit à nouveau, et depuis des mois, sous la menace constante d’un accident nucléaire. En septembre denier déjà, les habitants de Zaporijjia se préparaient au pire, craignant de voir, à la suite de nombreux bombardements près de la centrale éponyme, un des réacteurs exploser
Ces 19 et 20 novembre, la tension est remontée d’un cran, les tirs, dont Russes et Ukrainiens s’accusent mutuellement, s’étant rapprochés des systèmes de sûreté clés de la centrale. « Le bombardement s’en est rapproché dangereusement. Nous parlons désormais en mètres, plus en kilomètres », a ainsi déclaré le chef de l’instance onusienne Rafael Grossi.
Selon un état des lieux dressés lundi 21 novembre, « des dégâts étendus ont notamment été observés » en divers endroits et « de nombreux impacts ont été relevés sur les installations », détaille Karine Herviou, directrice générale adjointe de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), chargée du pôle sûreté des installations et des systèmes nucléaires.
Mais, pour l’heure, « les systèmes essentiels pour la sûreté des installations » n’ont pas été touchés. En clair : le niveau de radiations est resté normal et les six unités de conception soviétique de la centrale ont, pour l’heure, été épargnées.
« Nous suivons en temps quasi réel l’évolution de l’ambiance radioactive sur le site puisqu’il existe des capteurs qui sont retransmis depuis le site en Ukraine, et depuis les pays limitrophes. Il y a également tout un réseau de capteurs européens qui nous permettraient de détecter, en cas de rejets radioactifs sur le site, cette élévation et le fait qu’il y a un problème. À date, nous n’avons pas relevé d’augmentation de la radioactivité ambiante sur le site », indique Karine Herviou.
Le risque d’une coupure de courant prolongée
Mais pas de quoi crier victoire. Car la centrale, qui « n’a pas été conçue pour une situation de guerre », vit sous la menace constante des balles et des erreurs de maintenance. « Le premier risque est la perte totale des alimentations électriques externes », rappelle Karine Herviou.
Car l’électricité est essentielle pour faire tourner les pompes assurant la circulation d’eau. « Un réacteur, quand il est arrêté, a besoin d’être alimenté en électricité pour alimenter les systèmes essentiels au refroidissement du cœur du réacteur et des piscines d’entreposage des combustibles usés […] Une défaillance prolongée du refroidissement conduirait à un accident de fusion du combustible et à des rejets radioactifs dans l’environnement », souligne l’experte.
Un scénario similaire à ce qui s’est passé en mars 2011 à Fukushima au Japon mais « la perte d’alimentation électrique avait alors été très rapide du fait du tsunami qui a mis hors service les générateurs de secours », note la directrice générale adjointe de l’IRSN. Dans le cas de Zaporijjia, on disposerait de davantage de temps.
D’autant que la centrale dispose « de groupes électrogènes de secours – 20 au total – qui prennent le relais pour alimenter les systèmes de refroidissement de l’installation. Cela permet de tenir une bonne dizaine de jours, avant qu’un ravitaillement en carburant ne s’impose, mais ce n’est pas une solution pérenne. Il faut restaurer ensuite les alimentations électriques externes ».
La menace d’impacts « directs » de balles
L’impact direct d’un missile sur les réacteurs et les équipements adjacents, en particulier là où est entreposé le combustible usé, pourrait en outre avoir de sérieuses conséquences.
« Les réacteurs sont a priori pardonnant de ce point de vue là », puisque « le cœur des réacteurs et le combustible usé (celui déjà passé au cœur du réacteur et donc fortement irradié) sont entreposés à l’intérieur des bâtiments en béton cylindriques qui les protègent ». Mais cette protection, « solide pour un certain nombre de choses », à commencer « pour la chute de quelques avions », ne permet pas de protéger « contre tous les types de bombardements »
« Tout dépend des dégâts associés. Si l’enceinte de confinement, donc le béton, est fortement touchée, cela peut provoquer des chutes d’équipements lourds qui vont éventuellement endommager le circuit de refroidissement du réacteur », explique Karine Herviou.
Une pression « dingue des opérateurs ukrainiens »
À ces multiples risques, s’ajoute enfin celui de possibles erreurs de maintenance, les opérateurs ukrainiens étant soumis à une « pression dingue », note de son côté Roland Desbordes, membre fondateur et porte-parole de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad).
« Il y a une pression sur le personnel qui pourrait paniquer et prendre de mauvaises décisions. À Tchernobyl par exemple, quand les Russes ont envahi la zone, les opérateurs ukrainiens ont été sous une pression dingue. Ils en ont parlé après, les conditions étaient infernales. Ils n’ont pas pu manger et dormir pendant des semaines », rappelle Roland Desbordes.
En septembre dernier, le patron de l’opérateur ukrainien Energoatom, Petro Kotine, avait dénoncé des exactions perpétrées par les Russes sur le personnel, évoquant des tortures, meurtres et enlèvements. Moscou a systématiquement démenti
« On ne sait pas bien comment sont prises les décisions au sein de la centrale et finalement comment cela va se passer en cas d’accident. Nous avons beaucoup d’interrogations là-dessus », indique de son côté Karine Herviou.
Une infinité de scénarios préétablis
L’Europe retient désormais son souffle, « le risque de catastrophe nucléaire » étant bien « réel », indiquait déjà, en septembre dernier, le directeur général de l’AIEA, Rafael Grossi. Que se passerait-il alors en cas de fusion du cœur d’un réacteur à Zaporijjia et de rejets radioactifs importants dans l’air ?
En France, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a « une infinité de scénarios préétablis », notamment réalisés avec des « scénaristes d’EDF et de l’IRSN » et qui sont testés « régulièrement lors d’exercices de crise », indique Christophe Quintin, inspecteur en chef à l’ASN, rappelant que ces exercices sont menés à l’échelle locale, nationale et internationale.
« Nous avons deux types d’exercice. D’abord des exercices sur table : l’essentiel de la journée consiste à tester les organisations d’alerte et les prises de décision. Ensuite, nous avons des exercices sur le terrain. Cela peut être des mesures, des confinements de classe etc. »
Par le passé, l’ASN a également testé « des évacuations de population », un exercice périlleux, « car nous avons du mal à faire participer les gens ».
« Tout l’art de ces exercices est de varier les scénarios. Chaque exercice est différent », souligne Christophe Quintin. « Le scénariste est libre soit de faire appel aux équipes de sûreté pour savoir ce qui peut arriver dans une centrale, soit de faire appel à son imagination pour avoir des scénarios qui sortent un peu de l’ordinaire. »
« Le scénario typique est une rupture d’un tuyau dans l’enceinte d’un réacteur ou une brèche dans un de ses tuyaux. À ce moment-là, vous pouvez faire varier la brèche, son diamètre etc, ce qui change donc le délai avant fusion et permet de varier les scénarios à l’infini ». Mais il existe aussi des « scénarios extrêmes », avec un temps de réaction très court, qui déboucheraient sur l’activation du « plan particulier intervention » (PPI), qui est un plan d’organisation des secours impliquant les populations, en phase réflexe. Dans ce cas-là, « c’est l’exploitant de la centrale qui déclencherait lui-même les sirènes » afin que « les personnes qui sont dans un rayon de deux kilomètres se mettent à l’abri ».
Anticiper des scénarios à l’étranger
Dans le cas d’un accident nucléaire à l’étranger, des exercices sont également joués à l’international aux côtés de l’AIEA, rappelle Christophe Quintin. Des exercices d’anticipation essentiels mais qui peuvent se heurter parfois sur le terrain, et dans des conditions réelles, au bon vouloir de pays tiers de déclarer ou non un accident sur son sol.
Dès lors, l’ASN se doit « d’anticiper ». « Si on a affaire à un accident nucléaire dans un pays qui veut bien déclarer ce qui se passe, il y a alors de premiers échanges techniques qui se font par messagerie. » En clair, en cas d’accident nucléaire, « les étapes sont les suivantes : un État reconnaît qu’il y a un accident, il informe tous les autres pays via l’AIEA et à ce moment-là nos experts peuvent avoir une estimation de la situation. Ces derniers font ensuite des calculs pour voir quelles pourraient être les conséquences en France. »
En Europe, les pays « ont obligation de faire une déclaration au niveau européen », souligne Christophe Quintin. Ainsi, sur Zaporijjia, « quand il y a eu les premières attaques, l’autorité de sûreté ukrainienne a informé l’AIEA et nous recevions de notre côté les informations sur ce qu’il se passait via des dispositifs d’astreinte ».
Surveiller le terrain grâce aux balises
Mais il est des cas où les pays ne déclarent pas ce qu’il se passe sur leur sol. Ainsi, en 2017, la Russie n’a par exemple pas fait état d’un accident qui avait lieu dans une de ses installations. « Du ruthénium radioactif avait été mesuré sur des balises de radioactivité en Europe, mais nous ne savions pas de quel pays cela venait », se rappelle Christophe Quintin.
Pour remonter à la source, l’IRSN a alors fait « un calcul météorologique inverse permettant de remonter à l’origine probable de l’accident qui était bel et bien en Russie dans une installation connue ».
Difficile en effet aujourd’hui pour un pays européen de masquer un problème sur sol. D’abord parce qu’il y a « des réseaux de mesure de la radioactivité qui fonctionnent dans tous les pays européens et qui sont interconnectés ». Ensuite, parce qu’avec la météo, « on est aussi capable de prévoir quand le nuage va arriver chez nous et quelle sera la concentration en particules radioactives ».
Sans compter que, depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, « le seul fabricant de ces comprimés – la pharmacie centrale des armées – ne réapprovisionne plus les grossistes… » Impossible dès lors « de s’en procurer en pharmacie, comme pourtant notre Premier ministre Juppé s’y était engagé en 1997 ! »
Travailler la gestion post-accidentelle
De son côté, Christophe Quintin assure que le ministère de l’Intérieur a demandé récemment aux préfets de revalider leur plan « Orsec iode » et de le mettre à jour. Car lors de la phase aiguë de la crise « l’urgence, pour un accident nucléaire à l’étranger, c’est l’iode de façon à ce que la population ne soit pas trop exposée. On ne peut pas avoir autre chose quand on a une centrale un peu loin ».
Pour autant, les mesures prévues par l’ASN ne s’arrêtent pas là, puisqu’à l’instar de ce qui s’est passé à l’époque de Tchernobyl, des particules radioactives, en particulier le césium, sont susceptibles de se déposer sur les sols, surtout s’il pleut. Alors là aussi, l’ASN prévoit « certaines mesures comme, en fonction de ce qu’on mesure, interdire la consommation de tel type de végétaux par exemple ».
« De façon urgente, on dira aux gens “ne consommez pas vos légumes”, par exemple… Dans le même temps, on travaille dès le début à la gestion post-accidentelle », souligne Christophe Quintin.
Ainsi, une fois les rejets radioactifs terminés, des mesures peuvent être réalisées et, le cas échéant, des zones d’interdiction de consommation peuvent être mises en place. « Des zones où on va maîtriser ce qui est vendu sur les marchés » peuvent également être décrétées voire même des zones « où on interdira purement et simplement la consommation de denrées ». Les zones les plus contaminées pourraient quant à elles être tout bonnement détruites.
« Ces normes ne sont pas bonnes pour protéger les gens »
Mais pour Roland Desbordes de la Criirad, c’est justement au niveau des normes applicables sur les aliments possiblement contaminés que le bât blesse. Selon le scientifique, « les normes sanitaires NMA (niveaux maximums admissibles), proposées par l’Europe, et entérinées dans chaque droit national de chaque pays », ne sont en effet pas protectrices des populations puisque « les taux sont trop élevés ».
En 2014, rappelle la Criirad dans un communiqué, un texte européen a en effet fixé, entre autres, des niveaux de référence pour la gestion des situations accidentelles et post-accidentelles. Des niveaux que les États membres devaient intégrer à leur droit national avant le 6 février 2018.
En clair : « L’Europe a défini ce qu’on appelle des niveaux d’intervention, c’est-à-dire des niveaux de dose efficace (grandeur physique mesurant l’impact sur les tissus biologiques d’une exposition à un rayonnement ionisant et s’exprimant en milliSievert (mSv)) à partir desquels chaque État membre devra engager des mesures de protection », résume Roland Desbordes.
Cette année-là, en 2014, la directive 2013-59-Euratom a défini des intervalles dans lesquels les États membres devaient choisir, comme ils le souhaitaient, leurs niveaux de référence : entre 20 mSv et 100 mSv maximum pour la phase d’urgence ; entre 1 mSv/an et 20 mSv/an maximum pour la phase post-accidentelle.
« Nous la France, on a choisi les 100 mSv, le niveau le plus élevé proposé par l’Europe, ça veut dire qu’en dessous « on » ne fera rien ! », déplore Roland Desbordes, qui rappelle que la Criirad a critiqué ce choix « européen et encore plus français » et a interpellé à de multiples reprises les experts européens.
« Nous considérons que les gens ne sont pas protégés même en appliquant les normes », ajoute-t-il. Quant à savoir pourquoi la France a choisi les taux les plus élevés, selon Roland Desbordes, la réponse est à trouver du côté du portefeuille.
« Il n’y a pas d’assurance qui couvre les accidents nucléaires. En cas d’accident, ce sont donc les États qui doivent rembourser et indemniser, par exemple, certains agriculteurs… L’État a donc anticipé en fixant des normes élevées pour que ça ne lui coûte pas trop cher et que la catastrophe reste “gérable” », conclut Roland Desbordes.
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