En ma qualité d’homme au foyer, il me revient la lourde charge de remplir frigo et placards à provisions, activité quasi quotidienne qui depuis toujours rythme mes matinées. Aller au supermarché est comme une récréation, une respiration dans la journée, le seul moment où je me confronte avec la réalité du monde extérieur. Je connais les supérettes du quartier comme ma poche, je sais leurs avantages et leurs inconvénients, la qualité respective de leurs produits, les prix pratiqués, les heures à éviter, le nom des chefs de rayon, les jours de ravitaillement, le ballet des promotions, l’ordinaire d’un monde où j’évolue en terrain familier.
Cependant depuis le début de guerre en Ukraine et la montée de l’inflation, quelque chose s’est brisé. J’ai perdu de ma superbe, et à l’heure de me rendre au supermarché, quand autrefois, j’affichais la mine ravie d’un consommateur sûr de remplir à bon prix son chariot, désormais, c’est tremblant de tous mes membres que je franchis leur porte. J’ai rendez-vous avec l’horreur, l’arbitraire de prix devenus fous, la recherche effrénée d’une promotion que je traque dans les coursives comme un vagabond scrute les trottoirs à la recherche d’un misérable mégot de cigarette.
Au fur et à mesure de ma progression, je sens monter en moi comme une angoisse invincible –l’image d’un soldat courant sur une plage remplie de mines un jour de débarquement– et je me vois déjà rentré à la maison, le cœur défait et le panier vide. De partout, les prix me sautent à la figure comme des créatures endiablées prêtes à me sucer le sang jusqu’à la dernière goutte. Longtemps, comme sonné, je demeure à contempler un paquet de pâtes, un simple paquet de pâtes au coût devenu si exorbitant que j’ai l’impression d’acheter une matière rare, des linguines d’émeraude venues de pays lointains. Autant les vendre à l’unité, un spaghetti après l’autre, la désillusion serait moins grande.
Je passe et repasse dans les rayons comme si j’espérais qu’entre-temps, un miracle se soit produit. Hélas, rien ne change et c’est effaré que je m’empare d’un pot de yaourt avant de le reposer aussitôt comme s’il me brûlait la main. Le paquet de café, je le retourne dans tous les sens, le pèse et le soupèse, interroge son prix comme si mon cerveau refusait d’associer le montant affiché avec son contenu. À ce prix-là, ce n’est plus du café, mais du caviar en poudre, un produit de luxe réservé à une caste de privilégiés.
Et tout est à l’avenant. Je m’enfonce dans le supermarché comme si je pénétrais dans les cercles de l’enfer. Tout est devenu hostile, froid, démesuré. Dans les profondeurs de mon âme résonnent les premières mesures du Requiem de Mozart. Le prix d’une salade provoque chez moi comme le début d’une crise d’apoplexie. Parfois, il m’arrive de la brandir à la lumière du jour pour vérifier si par hasard, elle ne contiendrait pas des filaments d’or. Quand je m’aventure du côté des produits laitiers, c’est tout juste si je ne m’agrippe pas à mon chariot pour ne pas m’effondrer parmi les paquets de beurre aux prix devenus si extravagants qu’ils semblent provenir d’un troupeau de vaches sacrées.
Seules les promotions avec leurs étiquettes rouges et leurs annonces tapageuses –Un poulet pour le prix de trois canards! Un demi-avocat à prix coûtant! Une fraise gratuite pour trois achetées!– me redonnent du baume au coeur et à mon portefeuille aussi. Je les suis à la trace et sitôt repéré une, je fonce sur elle comme un noyé sur sa bouée de sauvetage. La plupart du temps, rendu ivre par leur apparition, je ne sais même pas ce que j’achète; d’ailleurs, je m’en fous, c’est du réconfort que je me paye, un espoir de rentrer dans mes frais. C’est ainsi que l’autre jour, je me suis offert cinq paquets de quinoa péruvien payés pour quatre même si je n’en bouffe jamais. Qu’importe le prix, pourvu que j’obtienne une réduction est ma nouvelle devise.
Plus d’une fois, après avoir déposé un produit dans mon chariot, je suis retourné sur mes pas le remettre à sa place. C’est ma conscience, alliée pour la circonstance à mon banquier, qui m’interpellait. Parfois pris d’un désespoir féroce, je laisse là mon panier et rentre chez moi, au bord du suicide. Trop c’est trop. Comment concilier l’idée du bonheur terrestre avec une plaquette de chocolat dont le prix doit correspondre à la valeur du camion qui s’est chargé de son transport? Depuis quand une quelconque soupe de légumes coûte aussi cher qu’une bisque de homard servie dans un trois étoiles? Et la farine, ils mettent quoi au juste dans un paquet pour réclamer un prix pareil? De la coke en poudre?
En ma qualité d’homme au foyer, il me revient la lourde charge de remplir frigo et placards à provisions, activité quasi quotidienne qui depuis toujours rythme mes matinées. Aller au supermarché est comme une récréation, une respiration dans la journée, le seul moment où je me confronte avec la réalité du monde extérieur. Je connais les supérettes du quartier comme ma poche, je sais leurs avantages et leurs inconvénients, la qualité respective de leurs produits, les prix pratiqués, les heures à éviter, le nom des chefs de rayon, les jours de ravitaillement, le ballet des promotions, l’ordinaire d’un monde où j’évolue en terrain familier.
Cependant depuis le début de guerre en Ukraine et la montée de l’inflation, quelque chose s’est brisé. J’ai perdu de ma superbe, et à l’heure de me rendre au supermarché, quand autrefois, j’affichais la mine ravie d’un consommateur sûr de remplir à bon prix son chariot, désormais, c’est tremblant de tous mes membres que je franchis leur porte. J’ai rendez-vous avec l’horreur, l’arbitraire de prix devenus fous, la recherche effrénée d’une promotion que je traque dans les coursives comme un vagabond scrute les trottoirs à la recherche d’un misérable mégot de cigarette.
Au fur et à mesure de ma progression, je sens monter en moi comme une angoisse invincible –l’image d’un soldat courant sur une plage remplie de mines un jour de débarquement– et je me vois déjà rentré à la maison, le cœur défait et le panier vide. De partout, les prix me sautent à la figure comme des créatures endiablées prêtes à me sucer le sang jusqu’à la dernière goutte. Longtemps, comme sonné, je demeure à contempler un paquet de pâtes, un simple paquet de pâtes au coût devenu si exorbitant que j’ai l’impression d’acheter une matière rare, des linguines d’émeraude venues de pays lointains. Autant les vendre à l’unité, un spaghetti après l’autre, la désillusion serait moins grande.
Je passe et repasse dans les rayons comme si j’espérais qu’entre-temps, un miracle se soit produit. Hélas, rien ne change et c’est effaré que je m’empare d’un pot de yaourt avant de le reposer aussitôt comme s’il me brûlait la main. Le paquet de café, je le retourne dans tous les sens, le pèse et le soupèse, interroge son prix comme si mon cerveau refusait d’associer le montant affiché avec son contenu. À ce prix-là, ce n’est plus du café, mais du caviar en poudre, un produit de luxe réservé à une caste de privilégiés.
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Seules les promotions avec leurs étiquettes rouges et leurs annonces tapageuses –Un poulet pour le prix de trois canards! Un demi-avocat à prix coûtant! Une fraise gratuite pour trois achetées!– me redonnent du baume au coeur et à mon portefeuille aussi. Je les suis à la trace et sitôt repéré une, je fonce sur elle comme un noyé sur sa bouée de sauvetage. La plupart du temps, rendu ivre par leur apparition, je ne sais même pas ce que j’achète; d’ailleurs, je m’en fous, c’est du réconfort que je me paye, un espoir de rentrer dans mes frais. C’est ainsi que l’autre jour, je me suis offert cinq paquets de quinoa péruvien payés pour quatre même si je n’en bouffe jamais. Qu’importe le prix, pourvu que j’obtienne une réduction est ma nouvelle devise.
Plus d’une fois, après avoir déposé un produit dans mon chariot, je suis retourné sur mes pas le remettre à sa place. C’est ma conscience, alliée pour la circonstance à mon banquier, qui m’interpellait. Parfois pris d’un désespoir féroce, je laisse là mon panier et rentre chez moi, au bord du suicide. Trop c’est trop. Comment concilier l’idée du bonheur terrestre avec une plaquette de chocolat dont le prix doit correspondre à la valeur du camion qui s’est chargé de son transport? Depuis quand une quelconque soupe de légumes coûte aussi cher qu’une bisque de homard servie dans un trois étoiles? Et la farine, ils mettent quoi au juste dans un paquet pour réclamer un prix pareil? De la coke en poudre?
Arrivé à la caisse, je suis en nage. Mon panier est presque vide mais il semble peser des tonnes. Je dépose chaque produit sur le tapis comme s’il s’agissait d’un vase de Chine acheté une fortune chez Sotheby’s. Avec lenteur et précaution. À chaque nouveau prix affiché sur l’écran, je sursaute comme si la machine à lire les codes-barres était devenue hors de contrôle ou carburait aux amphétamines. Les chiffres s’ajoutant les uns aux autres en une cavalcade folle, bientôt je perds pied. Finalement, la caissière me tend mon ticket. Je lis la somme due et me retiens de pousser un cri d’épouvante. À cet instant, je dois avoir à peu près le même regard d’une personne quand elle découvre l’infidélité de son partenaire. Hagard et incrédule.
Je rentre chez moi avec presque rien, l’effet pervers de l’inflation quand par prudence, en prévision du pire, on en arrive à dépenser moins que d’ordinaire. Mes placards sont désolés, mon frigo avec ses étagères toutes vides ressemble à un modèle d’exposition, mon congélateur soupire d’ennui. D’ailleurs, je n’ose plus rien manger. J’ai même rationné les croquettes du chat contre des graines de quinoa. En représailles, il m’a bouffé ma Pléiade de Rimbaud.
Désormais, la nuit, je rêve de promotions monstrueuses, d’étiquettes rouges qui dansent devant mes yeux, de coupons de réduction distribués à foison, de paquets de pâtes achetés à prix coûtant. Je m’en donne à cœur joie, une véritable orgie. Et puis le réveil sonne: pendant la nuit, Poutine a encore balancé une volée de missiles sur l’Ukraine; alors parmi les vapeurs de ma tasse à café réduite à sa plus simple expression, une demi-cuillère pour trois litres d’eau, j’appréhende déjà le moment des courses.
Bon appétit quand même.
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crédit photo: capture d’écran